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helix, 2001La discrétion est la proie toute désignée de la distraction, et les œuvres de Ceal Floyer sont particulièrement vulnérables à cet égard. Vulnérables mais exigeantes, elles réclament en effet une attention soutenue du public, qui, pour peu qu’aucun cartel ne signale leur existence, souvent ne les remarque pas. En guise d’introduction, mieux vaut en décrire une. On comprendra. Je prends pour exemple, Autofocus, 2002. « Un projecteur de diapositives dépourvu d’image est allumé face à un mur où il découpe un carré de lumière aux angles tronqués. Un léger bruit mécanique se fait entendre en plus de celui du ventilateur de l’appareil. La découpe de lumière devient image quand on s’aperçoit qu’elle est instable, qu’elle se rétrécit et s’agrandit légèrement sous l’effet du dispositif autofocus qui produit ce son et qui est affolé par l’absence de diapositive sur laquelle faire le point. Ce va-et-vient déterminé par la recherche automatique inopérante de la netteté évoque l’image d’un carré de lumière souffreteux qui halète. Autrement dit : quand la géométrie s’inspire du vivant, elle est mal en point *. »

Ceal Floyer est née en 1968. Diplômée en 1994 du Goldsmiths’ College, l’une des plus fécondes pépinières de talents londoniennes, elle est trois ans plus tard lauréate du prix Philip Morris, qui lui permet d’accéder au prestigieux programme de résidences artistiques de la Künstlerhaus Bethanien à Berlin, ville où elle a depuis choisi de se fixer. La production et les expositions personnelles de Ceal Floyer sont rares. La discrétion de ses œuvres, elle l’emprunte peut-être aux phénomènes ordinaires et passant en général inaperçus qu’elle se propose de révéler. Des phénomènes à la limite du perceptible et du concevable, tapis dans la confusion de la vie quotidienne, et qui ne peuvent être appréhendés qu’au prix d’une observation minutieuse ou au contraire en ces instants de désœuvrement où toute échelle de valeur est abolie : l’infime rejoignant alors le démesuré et l’inoccupation favorisant une acuité décuplée ou relayée par l’hallucination. — Une maison est si bruyante par une nuit d’insomnie !

Reversed, 2005Pour révéler ces phénomènes enfouis, Ceal Floyer ne choisit pas de les amplifier. D’ailleurs, lorsqu’elle abandonne son poste d’observation et qu’elle intervient positivement, ses objectifs sont apparemment tout aussi insignifiants. Downpour, 2001 [Averse] : cadrer la pluie qui tombe à sa fenêtre de telle façon que la trajectoire des gouttes d’eau reste exactement alignée sur les bords verticaux de l’image ; corriger le cadrage par un mouvement de caméra au besoin, quand sous l’effet d’une bourrasque cette trajectoire vient à être modifiée. Helix, 2001 [Helix ®] : combler tous les trous circulaires d’un pistolet d’architecte avec des objets cylindriques usuels aux diamètres correspondants. Goldberg Variation, 2002 : rechercher toutes les versions enregistrées des Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach disponibles dans le commerce et empiler les interprétations du thème initial de façon à les faire entendre simultanément ; au début et à la fin on reconnaît le thème, mais au milieu, la musique est presque inaudible, les pianistes non « concertés » donnant l’illusion de tricoter de la variation avant même la première de ce nom ; le titre de l’œuvre, au singulier, revendiquant pour celle-ci le statut de variation parmi d’autres. Overhead Projection, 2006 [Plafonnier] : placer une ampoule d’éclairage à filament non dépolie sur un rétroprojecteur et en projeter l’image comme si l’ampoule pendait du plafond.

Les questions d’échelle, mais aussi de durée, d’intensité, de saturation, d’aberration perceptive et d’illusion sont au cœur d’une recherche qui n’exclut aucun moyen d’expression (de l’enregistrement sonore, au « dessin », en passant par la collecte d’objets, l’installation, la photographie, la vidéo, etc.) et qui se développe avec une liberté telle que l’artiste s’est étonnée la première fois qu’on lui fit remarquer la présence si fréquente de l’élément liquide dans ses dispositifs.

Si l’œuvre de Ceal Floyer est sensible, ce n’est pas en vertu de son appartenance à une esthétique du « presque rien » dont Georges Perec (avec sa Tentative d'épuisement Overhead Projection, 2006 d'un lieu parisien et bien d’autres textes) avait largement ouvert la voie, et que beaucoup d’artistes ont endossée pour bifurquer vers le spectaculaire ou vers un anti-spectaculaire tout aussi tapageur. Si l’œuvre de Ceal Floyer, qui présente le profil typique de ce qu’on appelle une « artiste pour artiste », nous intéresse aussi, ce n’est pas parce qu’elle donne, trente ou quarante ans plus tard, une réplique adroite aux propositions historiques de Robert Barry, Terry Fox ou Paul Kos… (Les enfants interrogent inlassablement : pourquoi ? pourquoi ? Et les inventions poétiques spontanées qui accompagnent leurs questions sont des récréations pour adultes, des divertissements bon marché et sans conséquence sur nos préoccupations prosaïques. L’adulte comprend ces pourquoi, même s’il ne sait y répondre.) Si l’œuvre si précise de Ceal Floyer nous touche d’une façon si originale, c’est parce qu’elle suggère un climat. Le Domaine de Kerguéhennec lui propose sa première exposition personnelle dans une institution française. Sus pense, 2007, la pièce sonore interactive qui est présentée dans l'écurie, où elle accompagne la circulation des visiteurs à été créée spécialement pour l'occasion. Elle a été mise au point techniquement par Daniel Bisbau et Agnès Poisson. Un catalogue sera publié ultérieurement.

Frédéric Paul.

* in F.P., « L’art de la description », Dits n°7, éd. Mac’s (Musée des arts contemporains), Le Grand Hornu, Hornu, Belgique, automne 2006.

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