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À la fois d’une grande complexité et d’une infinie simplicité, l’oeuvre filmique de Christelle Lheureux renoue avec la dimension spectrale du cinéma primitif. Englué dans la duplication mimétique des apparences et soumis aux contraintes de l’industrie du spectacle, l’art cinématographique a perdu dans ses formes les plus ordinaires cette aura. Aussi, plutôt que de rajouter de façon redondante des images aux images, Christelle Lheureux s’attache-t-elle à faire ressurgir « l’expérience préhistorique »—selon le titre d’une de ses premières oeuvres—de la formation même de l’image dans l’esprit du spectateur de cinéma. Pour cela, elle s’appuie notamment sur la stratégie du remake, opération simultanée de redoublement et de décalage qui lui permet de dissocier la représentation des mécanismes élémentaires de reproduction.

Représenter l’irreprésentable, telle est en effet la question au coeur de A Carp Jumps in His Mind dont le sujet est la destruction atomique d’Hiroshima et sa perception dans le Japon actuel. Le prologue présente symboliquement un écran noir tandis qu’une voix off, qui semble extraite d’un documentaire, rappelle les événements ayant préludé au bombardement. Le film tisse ensuite ensemble trois récits. Le point de départ est un manga très populaire au Japon, Barefoot Gen, qui raconte l’histoire d’Hiroshima du point de vue d’un enfant. De ce dessin animé, qui est lui-même une reconstitution, l’on ne voit cependant aucune image. Il nous est restitué par la narration toujours en voix off d’un jeune Japonais que la cinéaste filme parallèlement déambulant seul dans une forêt proche du lieu de la catastrophe. Dans cette nature luxuriante, le rythme lent de la promenade associé au bercement régulier de la bande-son crée un effet de tranquillité hypnotique. D’un bond, le passage d’un train dans les derniers plans du film nous fait passer de l’enchantement de cette forêt à la ville nouvelle d’Hiroshima. Mais la coupure est amortie par le cadrage des tours vues à travers des branchages, la nature alentour posant sur la ville l’empreinte de sa sérénité. Ainsi à partir d’un événement traumatique, Christelle Lheureux produit-elle un film sur l’apaisement qui à rebours de l’occultation du souvenir passe par la mise en abyme du travail de mémoire.

Dans le projet intitulé L’expérience préhistorique, réalisé à partir du film de Mizoguchi, Les soeurs de Gion (1936), il s’agit en quelque sorte de rembobiner l’histoire du passage du muet au parlant, dont ce film constitue l’un des points de basculement, pour poser, toujours et à nouveau, la question des liens, de la liaison, de la relation entre les éléments devenus habituels de toute construction narrative au cinéma. Si ce regard rétrospectif sur la préhistoire du cinéma semble suggérer qu’il continue d’être important de poser la question «comment raconter une histoire?», la déconstruction et, en tout cas, la distanciation systématique des mécanismes de la projection et de l’identification rendent cependant le processus de lecture totalement aléatoire. Comme si l’histoire qu’il s’agissait de raconter devait toujours être autre, de sorte qu’elle ne puisse plus jamais s’inscrire comme avant sur une pellicule. La multiplication des occasions de penser à un autre film possible, à partir de celui que l’on croit être en train de regarder, est ici une constante. Telle serait la condition sine qua non pour réapprendre à faire nôtre l’enchaînement des trois mots - «raconter», «notre», «histoire». Mais pourquoi le spectateur jouerait-il le jeu, prendrait-il cette place que si généreusement et démocratiquement on lui tend dans les creux ou entre les strates des différents films potentiels? Parce que c’est la seule manière de recommencer à apprendre comment rendre solidaire la totalité fragmentée et aliénée qui est la nôtre, comment reconstituer une relation empathique avec le milieu.

(Jean-Christophe Royoux, texte publié dans le journal du CRAC Valence à l’occasion de l’exposition L’expérience préhistorique, en 2004.)

Christelle Lheureux, née en 1972 à Bolbec (France). Vit et travaille à Paris. Cette exposition a eu lieu à la galerie blancpain stepczynski en novembre 2005.

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Christelle Lheureux